• Un jour, un musicien - un homme que Terence trouvait très étrange parce qu'il paraissait excessivement normal dans ce milieu d'originaux - oublia un livre dans le studio. "La vénus à la fourrure", de Léopold Von Sacher-Masoch. Terence le feuilleta et, à mesure qu'il lisait, il se comprenait mieux lui-même.
    "La jolie femme se dévêtit et prit un long fouet, avec un petit manche, qu'elle attacha à son poignet.<<vous l'avez demandé, dit-elle. Alors je vais vous fouetter>>.
    <<Faites-le, murmura son amant. Je vous en implore.>> "
    La femme de Terence se tenait de l'autre côté de la cloison vitrée du studio en pleine répétition. Elle avait demandé que l'on coupe le microphone qui permettait aux techniciens de tout entendre, et on lui avait obéi. Terence songeait qu'elle était peut-être en train de fixer un rendez-vous au pianiste. Il comprit : elle le rendait fou - mais il s'était déjà habitué à souffrir, semblait-il, et ne pouvait plus vivre sans.
    "je vais vous fouetter", disait la femme dévêtue, dans le roman qu'il tenait. "Faite-le. Je vous en implore".
    Il était beau, il possédait du pouvoir dans sa maison de disques. Quel besoin avait-il de mener cette existence?
    Il aimait cela. Il méritait de souffrir grandement, puisque la vie avait été généreuse pour lui et qu'il n'était pas digne de tous ces bienfaits - l'argent, le respect, la célébrité. Sa carrière en était au point où il dépendait du succès, et cela l'inquiétait, parce qu'il avait déjà vu bien des gens tomber de haut.
    Il lut le livre jusqu'à la dernière ligne. Il se mit à lire tout ce qui concernait la mystèrieuse union de la douleur et du plaisir. sa femme découvrit les vidéos qu'il louait; les livres qu'il cachait, et elle lui demanda ce que cela signifiait, s'il était malade. Terence l'assura que non, c'étaient des recherches pour illustrer un nouveau travail. Et il suggéra, l'air de ne pas y toucher : "Nous devrions peut-être essayer".
    Ils essayèrent. Au début très timidement, en recourant seulement aux manuels qu'ils trouvaient dans les sex-shops. Peu à peu, ils développèrent de nouvelles techniques, atteignant les limites, prenant des risques - Mais ils sentaient que leur mariage était de plus en plus solide. Ils étaient complices d'un secret interdit, condamné.
    Leur expérience se transforma en art :ils créèrent une nouvelle mode, cuir et clous en métal. Sa femme, en bottes et porte-jartelles, entrait en scène un fouet à la main, et portait le public au délire. Ce nouveau disque atteignit le premier rang du hit parade en Angleterre, et il s'ensuivit un succès retentissant dans toute l'Europe. Terence était surpris que les jeunes acceptentaussi facilement ses divagations personnelles, et sa seule explication était que leur violence contenue pouvait ainsi s'exprimer sous une forme intense, mais inoffensive.
    Le fouet, devenu le symbole du groupe, fut reproduit sur des T-shirts, des tatouages, des autocollants, des cartes postales... Et Terence, qui bénéficiait d'une certaine formation intellectuelle, se mit en quête de l'origine de tout cela dans le but de mieux se comprendre lui-même.
    Contrairement à ce qu'il avait dit à la prostituée, cela n'avait rien à voir avec les pénitents désireux d'éloigner la peste noire. Depuis la nuit des temps, l'homme avait compris que la souffrance, une fois apprivoisée, est son passeport pour la liberté.
    En Egypte, à Rome et en Perse existait déjà la notion selon laquelle un homme qui se sacrifie sauve son pays et le monde. En chine, lorsqu'une catastrophe naturelle se produisait, l'empereur était châtié, puisqu'il était le représentant de la divinité sur terre. Les meilleurs combattants de Sparte, dans la Grèce antique, étaient fouettés une fois par an, du matin au soir, en hommage à la Déesse Artémis - tandis que la foule les exhortait par ses cris à supporter avec dignité la douleur qui les préparait à affronter les guerres à venir. A la fin de la journée, les prêtres examinaient les blessures laissées sur leur dos et y lisaient l'avenir de la cité.
    Les Pères du désert, une ancienne communauté monastique du IVe s, non loin d'Alexandrie, recouraient à la flagellation pour éloigner les démons, ou prouver la superiorité de l'esprit sur le corps dans la quête spirituelle. L'histoire des Saints regorgeait d'exemples - Sainte Rose courait dans un jardin d'épines, Saint Dominique Loricatus se fustigeait chaque soir avant de se coucher, les martyrs se livraient volontairement à la mort lente sur la croix ou se laissaient dévorer par les animaux sauvages. Tous affirmaientque la douleur, une fois surmontée, menait à l'extase mystique.
    De récentes études, non confirmées, révèleaient qu'un champignon aux propriétés hallucinogènes pouvait se développer sur les blessures, provoquant ainsi des visions. Le plaisir semblait tel que cette pratique avait bientôt quitté les monastères pour se répandre dans le monde.
    En 1718 était paru un "Traité d'autoflagellation" qui enseignait comment découvrir le plaisir à travers la douleur, sans causer de dommages physiques. A la fin du XVIIIe siècle, on trouvait une multitude d'endroits dans toute l'Europe où les gens recherchaient la joie à travers la souffrance. Selon certaines archives, des rois et des princesses avaient coutume de se faire battre par leurs domestiques, avant de découvrir que l'on peut avoir du plaisir non seulement à recevoir, mais à appliquer la douleur - bien que ce fût plus épuisant et moins gratifiant.

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